Le Bonbon

ITW : on a rencontré le réalisateur de Hinterland, impressionnant polar expressionniste

Rangez les boules de Noël, les grelots et toutes ces décorations sympathiques et colorées, Noël c'est fini, et le monde reprend ses droits. Plutôt que de vous goinfrer plus longtemps d'illusions positives et de pain d'épices, plongez dans une noirceur esthétisée avec Hinterland, un excellent polar bien sombre dont on a eu la chance de rencontrer le réalisateur, Stefan Ruzowitzky.

Vienne, 1920. Après l’effondrement de l’empire austro-hongrois, Peter Perg, soldat de la Grande Guerre revient de captivité. Tout a changé dans sa ville, où le chômage et les pulsions nationalistes prennent chaque jour un peu plus d’ampleur. Il se sent étranger chez lui. Soudainement, plusieurs vétérans sont brutalement assassinés. Touché de près par ces crimes, Peter Perg s’allie à Theresa Korner, médecin légiste, pour mener l’enquête.


Pourquoi avoir situé votre film à ce moment de l'histoire et dans cette ville ?

La Grande Guerre a changé beaucoup de choses. Notre héros, comme les artistes expressionnistes, avaient cette impression que quelque chose d'énorme s'était passé, que ce n'était plus le monde tel qu'ils l'avaient connu. Je pense que ça a été un choc car avant la guerre, il y eu une longue période durant laquelle rien ne bougeait, où tout semblait gelé, puis tout d'un coup il y a la révolution en Russie, puis la Première Guerre mondiale et tous les mouvements qui l'accompagnent, dans l'art, la politique, et tout se craquèle et plus rien n'est comme avant. C'est surtout un sentiment de perte, la perte de l'Empire austro-hongrois, de l'empereur, même de la foi en Dieu…

Vous parlez des expressionnistes, pourquoi avoir choisi ce style si particulier pour vos décors ?

Pour commencer, c'est le mouvement artistique qui correspond à la période, et les expressionnistes voulaient, par leur art, exprimer ce grand bouleversement. Mais je voulais aussi utiliser ça pour montrer le monde comme Peter Perg le perçoit, un monde d'une certaine manière déséquilibré, instable, où tout est déformé. Oui c'est Vienne, c'est sa maison, mais en même temps non, c'est bizarre. Et on a donc trouvé une solution pour mettre cela en œuvre grâce à la technologie graphique, on pouvait créer tout un nouveau monde avec cette technique, ce qui était également un véritable challenge. Mais finalement, on n'a pas réellement essayé d'imiter l'expressionnisme allemand, je dirais qu'on est plutôt arrivé à des solutions similaires naturellement.

En quoi le contexte de Hinterland est-il similaire à l'époque actuelle ?

Le premier parallèle que l'on peut dresser, c'est celui qui concerne la remise en question de nos valeurs communes. Des principes qui semblent indiscutables, comme par exemple ceux hérités des Lumières, sont remis en cause. Un type va débarquer et dire que les Lumières, c'est eurocentré, que c'est un truc de vieux hommes blancs… et il aura en partie raison. C'est comme la question du genre, très à la mode en ce moment, et qui est en plus décuplée par les réseaux sociaux. Eh bien je pense qu'à la lecture de ceci, beaucoup de personnes doivent se dire qu'on vit une époque instable, comme se le disent les protagonistes du film. C'est beaucoup de liberté en même temps en fait, peut-être trop pour que certains puissent le gérer correctement.

Le deuxième parallèle, c'est celui de l'humiliation des peuples, qui mène au nationalisme. On le voit bien avec la guerre en Ukraine, il y a de l'humiliation des deux côtés. Côté russe, quand Poutine parle de la guerre, il n'est pas question d'économie ou de géopolitique, il semble plutôt dire « nous avons été humiliés, nous voulons revenir à notre condition de superpouvoir d'avant 1989 », et c'est plutôt cela qui semble constituer la raison principale de l'envahissement de l'Ukraine. Et de l'autre côté évidemment, les Ukrainiens tiennent à leur culture, et se sentent humiliés de devoir être affiliés aux Russes. C'est ce sentiment de perte, qu'on évoquait avant, ici de perte d'identité ou de pouvoir, c'est quelque chose finalement d'assez universel : il n'y a pas assez de motifs de fierté dans votre individualité propre, donc vous vous sentez fragile, et donc vous vous tournez vers votre pays pour avoir un sentiment d'appartenance et de force. C'est comme ça que naît le nationalisme.

Quel message vouliez-vous faire passer avec ce film ?

Il n'y a pas réellement de message à proprement parler, mais je voulais transmettre certaines valeurs, une façon de voir le monde. Je me considère comme un être politique, ou au moins comme une personne qui pense de manière politique, et le film parle de certains aspects politiques comme on l'a vu plus tôt, mais il n'y a pas de message précis, je souhaite juste que les gens pensent à ces questions, y réfléchissent, envisagent le monde de cette manière.

Le public se passionne pour les tueurs en série. Comment est le vôtre ?

Dans Hinterland, il ne s'agit pas d'un serial killer typique. C'est plutôt un… le mot n'existe pas mais je dirais plutôt que c'est un “concept killer”. Il doit arriver à un certain nombre de victimes, il a une liste, et il doit tuer chacun d'eux d'une manière horrible, mais une fois arrivé au bout de la liste, il va s'arrêter.

Comme Kevin Spacey dans Seven ?

Oui, exactement ! Une fois qu'il en a terminé avec les péchés capitaux, il se rend d'une certaine manière, le concept est achevé. Il ne tue pas pour le plaisir, il veut faire une démonstration.

Et la démonstration est absolument brillante. 

Merci !


Hinterland
, de Stefan Ruzowitzky

En salles le 28 décembre