- Pour la première fois, le Bonbon déclare sa flamme à une école de journalisme, le Celsa, en s'associant avec son super webzine : Kulturiste, qui rassemble aujourd'hui près de 50 étudiants. Réunis par l'amour de la culture et de Paris, Kulturiste et le Bonbon s'associent pour vous présenter chaque semaine un regard original sur l'actualité culturelle parisienne. On commence aujourd'hui avec ce premier article signé Théo Barrière. -
En 2016, l’ambassadrice des Etats-Unis à Paris, Jane D Hartley, exprime sa volonté d’offrir un “cadeau” à la France suite aux attentats qui ont frappé le pays en novembre 2015. “Bouquets of Tulips”, sculpture monumentale de Jeff Koons, doit alors symboliser l’amitié et le soutien du peuple américain à l’égard des Français.
Pourtant, cette œuvre se retrouve sous le feu des critiques. Accusée de servir la promotion du célèbre artiste plutôt que de rendre hommage aux victimes des attentats, son futur emplacement, dans un des hauts lieux touristiques de la capitale (place du palais de Tokyo) fait débat, car sans lien avec les lieux des massacres. Par ailleurs, des associations de familles de victimes soulignent la déconnexion de cette œuvre avec les tragiques évènements qui ont eu lieu il y a seulement deux ans. Dès lors, nous touchons à une question sensible qui porte sur le rôle commémoratif de l’art. Si ce “cadeau” semble partir d’un bon sentiment, permet-il pour autant d’honorer et de perpétuer le souvenir des victimes ? En somme, l’art rend-t-il hommage ?
Le recours à l’œuvre d’art pour commémorer
L’horreur de la Première Guerre Mondiale et l’ampleur des pertes humaines ont accentué la nécessité d’honorer la mémoire des victimes à travers tout l’Hexagone. Dès 1918, la majorité des communes françaises s’est ainsi dotée de monuments aux morts qui prennent la forme de stèles ou d’obélisques sur lesquels sont inscrits le nom des défunts. A l’instar des cimetières militaires, ces monuments doivent honorer la mémoire de ceux et celles qui sont morts pour la patrie. Au centre des cérémonies commémoratives, ce sont aussi des lieux de recueillement qui rappellent le souvenir d’une personne ou d’un groupe d’individus. Ecrire les noms des morts est alors un rituel fréquemment utilisé afin de rendre hommage aux victimes : pensons par exemple au mémorial du 11 septembre 2001 ou encore au monument aux morts érigé en hommage aux victimes des attentats de Nice. Pour autant, la dimension esthétique de ces monuments n’est pas oubliée. L’érection de statues et de supports richement ornés contrastent parfois avec de simples stèles épigraphiques. Ainsi, l’ossuaire de Douaumont, du haut de ses 46 mètres, est destiné à rappeler à tous les passants le carnage qu’a symbolisé la Première Guerre Mondiale. Quant à lui, le 11M, à la gare d’Atocha (Madrid), est un cylindre à l’intérieur duquel sont inscrits les noms des 191 victimes du 11 mars 2004. Dès lors, si l’art, fruit d’une activité humaine, est ce qui par une visée esthétique cherche à susciter des émotions et des réactions chez ceux qui les contemplent, on ne saurait dire ce qui est œuvre d’art et ce qui ne l’est pas tant la frontière est ténue. L’anneau de la mémoire inauguré à Notre-Dame de Lorette le 11 novembre 2017, cristallise une dimension commémorative et artistique, comme le résume son architecte Philippe Prost : « À travers notre projet, nous avons voulu donner une forme à la fraternité, une expression à la paix, allier l’art et la nature pour les mettre au service de la mémoire. ».
Anneau de la mémoire, nécropole de Notre-Dame-de-Lorette (Pas-de-Calais, 62)
L’œuvre d’art : un moyen comme les autres pour perpétuer le souvenir ?
Si l’oeuvre d’art cherche à commémorer, elle ne doit pas seulement se dire comme étant esthétiquement belle, elle doit avant tout donner une forme à la mémoire et aux souvenirs. Après les attentats de Charlie Hebdo, des dessins de street art représentant les dessinateurs, accompagnés de messages évocateurs, devaient ainsi rendre hommage à Charb et à sa bande. Le souvenir prend ici la forme d’un sourire ou d’un char armé d’un crayon, et doit alors rappeler les idées que les dessinateurs défendaient et pour lesquelles ils ont été assassinés. En quelque sorte, le street art participe ici à un devoir de mémoire en incarnant le souvenir.
L’art joue aussi un rôle fédérateur. Afin de commémorer, il n’est pas requis que chacun ait les mêmes souvenirs ; le but est que des souvenirs différents d’un individu à l’autre se coordonnent entre eux autour d’un même objet ou d’une même cérémonie. L’art a alors cette qualité d’assurer la convergence des goûts et d’appréciations fortement individuels et de transmettre des émotions à des individus qui n’ont pas nécessairement de liens directs avec l’évènement. L’émoi transmis à travers les paroles et la mélodie de la chanson “Les Feux d’artifice” de Calogero, qui compare le caractère éphémère des feux d’artifice à la vie trop courte des jeunes victimes, peut ainsi toucher nombre de personnes qui saisissent l’horreur des attentats du 14 juillet 2016 derrière les mots de la chanson. Quant à elle, l’œuvre “Guernica” de Pablo Picasso, peinte pour dénoncer le bombardement du village éponyme lors de la guerre d’Espagne, entretient le souvenir d’une foule d’anonymes. Hors du commun, les dimensions du tableau (plus de 3 mètres de haut pour près de 8 mètres de large) et le choix des couleurs utilisées (tons foncés et ternes) troublent le spectateur et lui traduisent l’absurdité et l’horreur du conflit. Ainsi, même si aucun des visiteurs du musée n’était présent lors du bombardement, l’art permet ici de transmettre des émotions similaires à chacun d’eux par le recours à des procédés esthétiques.
Enfin, l’œuvre d’art doit se détacher de son contexte de production afin de mettre en lien diverses parties du temps. En fait, elle permet de lier un évènement passé avec le présent et doit sans cesse réactualiser le souvenir pour celui qui regarde à des époques différentes. Les émotions transmises traversent ainsi le temps.
En quoi le recours à l’art peut s’avérer problématique dans une perspective commémorative ?
Pour autant, l’utilisation de l’art pour rendre hommage peut s’avérer problématique ou du moins insuffisante. Le recours au sublime pour dire l’horreur peut apparaître comme en décalage avec les évènements auxquels il est dédié. Il peut être source d’incompréhension et la dimension artistique peut prévaloir sur la dimension commémorative. Ainsi, le mémorial de la Shoah à Berlin, œuvre de Peter Eisenmann composée de 2 711 stèles réparties sur 19 000m2, a fait face au problème du “Yolocaust”. Ce terme désigne les incivilités commises par nombre d’individus - prenant la pose ou s’exerçant au jeu du labyrinthe - pour qui ce mémorial s’apparente davantage à un terrain de jeu qu’à un lieu dédié au souvenir et à la mémoire. Ces gestes tendent à nier la dimension commémorative de ce lieu (qui se distingue par l’absence de toutes inscriptions) où la dimension esthétique peut en partie masquer la portée commémorative. Une situation dénoncée par l’artiste israélien, Shahak Shapira.
La promotion d’un artiste se pose également dans le recours à l’œuvre d’art : entretient-elle le souvenir et la gloire de l’artiste ou rend-t-elle hommage à ce qu’elle est supposée incarner? Aussi, “Bouquets of tulips” sera-t-elle un jour le “Mémorial du 13 novembre 2015” avant d’être “La sculpture de Jeff Koons”? A Toulouse, la mairie a, en 2016, fait déplacer la stèle commémorative rendant hommage aux 31 victimes de l’explosion de l’usine AZF en 2001 pour la mettre en face de l’œuvre d’art dédiée aux victimes, imaginée par Gilles Conan. Ici, c’était comme si l’œuvre d’art ne se suffisait pas à elle-même pour rendre hommage aux victimes, ou qu’elle avait besoin de se justifier…la stèle venant affirmer le caractère commémoratif de cet ensemble.
Enfin peut-on placer sur le même plan, la commémoration d’un attentat ou d’un massacre, tel un génocide, avec celle d’un accident ou d’une guerre au cours de laquelle civils et militaires ont péri ? Peut-être que le recours à l’art est plus approprié pour l’un ou l’autre de ces évènements tragiques. Pour autant, même si la forme ne convient pas à tout le monde, l’art reste un moyen de ne pas oublier les évènements qui ont marqué l’histoire. Enfin, on ne saurait oublier le rôle des autres monuments commémoratifs, des diverses cérémonies mais aussi de l’enseignement qui constituent les principaux vecteurs de mémoire, permettant de rendre hommage à tous ces morts, en entretenant par le souvenir l’oeuvre de leur vie.