Deux nouveaux albums (dont la suite d'Oxygène), une tournée 3D, une collaboration avec Gorillaz, une couverture médiatique épaisse et la réalisation de la nouvelle identité sonore de Franceinfo : Jean-Michel Jarre a surpris tout le monde en dévorant à lui seul l'année 2016. Ça valait bien une visite dans l'antre de la bête.
Ce mercredi glacial d'octobre, Jean-Michel Jarre trouve enfin le moyen de passer quelques heures chez lui, avenue Montaigne, après un détour chez Michel Drucker, le taulier du passage promo. Dans ce salon épuré où trônent un synthé imposant, des magazines (Technikart, Society...), le dernier bouquin des Bogdanov et quelques œuvres d'art (dont un tableau probablement peint par ses soins), les indices laissent deviner un homme en mouvement permanent. Sur l'imposante table en verre face à la fenêtre, des valises ouvertes, des fringues entassées et quelques exemplaires du programme fraîchement imprimé de sa tournée actuelle qui l'emmène un peu partout dans le monde. Au milieu de tout ça, Jarre est là, imperturbable et souriant. Rien sur son visage ne laisse imaginer une quelconque trace de fatigue, de lassitude. Malgré une année pleine, le Français pète le feu. Faut dire qu'au moment de notre rencontre, la nuit est tombée depuis une poignée d'heures. Un timing idéal car Jarre commence habituellement ses journées à l'heure où les gens rentrent souper devant le JT. « En gros, tu as la journée officielle et la journée officieuse : l'officieuse commence pour moi à 18h20, détaille celui que son équipe appelle affectueusement Dracula. Je suis donc plus un oiseau de nuit que de jour. Et à 4h du matin, je suis vraiment performant. C'est là que je suis au top. »
Oiseau de nuit
Si Jarre dit être au top à 4h du matin, il ne faut pas non plus l'imaginer se dandiner en club sur de la techno, une bouteille de Dom Pé à la main. Aux escapades nocturnes, il préfère le calme feutré d'un blockhaus rempli d'instruments. « Depuis cinq ans, je passe quasiment toutes mes nuits en studio. Récemment, j'ai réalisé avoir passé plus de temps dans ma vie avec des machines que des êtres humains. Ça ne m'a pas rendu plus inhumain pour autant, c'est simplement un constat. » Du reste, si d'aventure l'envie de guincher lui prenait, pas sûr que Jean-Michel choisirait de se rendre dans l'un des établissements que compte la capitale française. En effet, le producteur du Paris by Night de Patrice Juvet en 1977 est loin de trouver dancefloor à son pied aujourd'hui. Pour lui, malgré les efforts réalisés ces dernières années et l'essor de soirées pointues, la France possède encore une vision trop étriquée de la fête. Pas assez de « concepts extrêmes » à son goût, de « warehouses » réhabilitées ou de bâtiments permettant de faire la teuf, boire et bouffer « sur plusieurs étages » avec, à chaque fois, « différentes ambiances » et surprises. « On a l'impression que Paris n'est pas une ville de musique, juge-t-il. C'est une ville de littérature et de cinéma – c'est l'endroit au monde où tu peux voir le plus de films par jour –, comme l'est la France finalement. Là, j'étais à Dublin pour ma tournée. Là-bas, partout où tu sors, tu entends de la musique. Il y a énormément de lieux hybrides, mi-club, mi-pub, où tu te sens chez toi et passes du dancefloor au côté plus chill out de façon assez fluide. En France, on est plus cartésien : un club, c'est un club ; un bar, c'est un bar ; un resto, c'est un resto. »
Cliver pour exister
On a compris. Jarre n'est pas du genre à aimer les étiquettes trop collantes. Ironiquement, depuis ses débuts et notamment dans l'Hexagone, on lui en fout un paquet sur la tronche. Certains voient en lui un pionnier de la musique électronique, rappelant l'influence que ses premiers travaux ont pu avoir jusque chez des maîtres de la techno de Detroit, ou préfèrent rappeler ses shows hors-normes et technologiques, annonciateurs du gigantisme des lives des popstars actuelles. D'autres optent plutôt pour la critique, l'accusant d'être surmédiatisé et d'occuper un rôle de parrain de la musique électronique sans que sa discographie, franchement éparse d'un point de vue qualitatif, lui permette réellement d'y prétendre. Dernièrement, on lui a surtout reproché son double-album Electronica qui le voit rassembler étrangement des personnalités aussi distinctes que Jeff Mills, Edward Snowden et Armin van Buuren. Stoïque, comme imperméable aux reproches, Jarre continue pourtant d'avancer, le majeur délicatement posé sur l'un de ses innombrables synthés. Depuis belle lurette, il sait que sa caravane roulera encore quand les chiens se seront tous égosillés à aboyer en vain. Il a conscience que ses concerts attirent moins les gardiens du temple que ses fans de la première heure (il n'oublie pas de rejouer ses morceaux "cultes" en les revisitant), des badauds curieux, des amateurs de musiques électroniques (pluriel volontaire) et des familles entières, de la petite nièce au grand-père. Qu'on va un peu le voir comme on va au Futuroscope, pour découvrir ses nouvelles lubies high-tech (la promesse d'un show 3D sans lunettes avec la tournée Electronica !). Surtout, il ne cherche pas à faire l'unanimité. « Heureusement que des gens aiment ou non ce que tu fais ou ta manière d'être. Cela va de pair avec le fait de faire quelque chose. Être clivant a même un côté rassurant : c'est le propre d'un artiste. »
Victime de la mode
Le père d'Oxygène est lucide quant au désamour qu'il peut susciter. « Quand tu as une carrière internationale, tu cumules souvent les malentendus. En France, beaucoup de gens m'ont perçu comme un mégalo faisant des show lasers devant un public énorme. Pourtant, ce n'est jamais moi qui ai initié tous ces concerts. Si on te demande de faire un live aux pyramides de Gizeh, c'est con de refuser, non ? » Au fond, Jarre serait victime de sa précocité et d'une bonne étoile ayant tendance à un peu trop briller. Arrivé en avance sur son temps, à une époque où le quidam ne savait pas ce qu'était la musique électronique (alors en plein balbutiements), et confronté rapidement à un succès surprise (initié par le million de personnes présentes lors de son concert gratuit de 1972 place de la Concorde), il est devenu sans le vouloir une association d'idées facile auprès des journalistes franchouillards. Musique électro = JMJ. Une bête affirmation qui favorisera les tensions entre les acteurs des autres territoires électroniques et un Jarre vampirisant malgré lui ce rare espace de médiatisation disponible. Un comble pour celui qui a toujours décrété détester cette « habitude purement française » cherchant à enfermer les individus « dans des ghettos, des chapelles ». Heureusement pour lui, Jean-Michel Jarre n'en a rien à braire des quiproquos, des jalousies et des problèmes d'égo. Rien ne semble ainsi capable de détourner l'homme de son rituel, quasiment intact depuis ses premiers pas, reposant sur un mode de fonctionnement où se mêlent instinct, excitation, coups de chance et défis qu'il s'auto-lance. Son travail sur le prochain album de Gorillaz ? C'est venu de Damon Albarn, « rencontré par hasard à Paris ». La sortie du dernier volume de son triptyque Oxygène ? Une façon de voir s'il était encore capable de réaliser un album pertinent « en six semaines seulement », à la manière du premier opus conçu 40 ans plus tôt. Pour le fun. L'habillage de Franceinfo ? Un clin d'œil à ses débuts « dans le service public » (au Groupe de recherches musicales, alors rattaché à l'ORTF), façonné « en dix jours à peine ». Alors qu'à l'horizon 2018 se profilent ses 50 ans de carrière et une entrée fracassante dans le clan des septuagénaires, Jarre n'a pas l'air de vouloir changer ni de lever le pied. Il nous donne donc rendez-vous en 2056, pour la sortie d'Oxygène 6. Sauf si, d'ici là, quelqu'un décide de lui planter un pieu dans le cœur. On ne déconne pas avec Dracula.
Par Arnaud Rollet, photos de Flavien Prioreau, Extrait du Bonbon Nuit n°69 - Novembre 2016
En concert
- 24/11 LYON : Hall Tony Garnier
- 26/11 DIJON : Zénith
- 28/11 CLERMONT-FERRAND : Zénith d’auvergne
- 29/11 NANTES : Zénith Métropole
- 12/12 PARIS : Accor Hotel Arena