Le Bonbon

Concours de bouffe, mukbang et Alan FoodChallenge : la grosse indigestion ?

C'est l'une des actus redondantes de la semaine : la possible fraude du YouTubeur Alan quant à ses performances pantagruéliques. L'info prête à sourire mais en tirant un peu le fil, le rire devient jaune. Décryptage.


« Alan gate »

C'est dommage, je l'aimais bien Alan, de la chaine YouTube Alan FoodChallenge. Je trouvais que l'histoire était belle pour ce petit jeune du 92 qui avait connu la célébrité grâce à son incroyable talent : s'empiffrer de quantités astronomiques de bouffe devant la caméra. Ainsi, ce petit gars plutôt maigrichon pouvait s'envoyer sans "bégayer" 10 kilos de viande, 5 gigatacos ou une cinquantaine de burgers dans le bide. Avec ce don béni des dieux du cholestérol, le gars a approché le million d'abonnés sur YouTube, est devenu une star et a multiplié les partenariats. Littéralement, Alan a mangé le beurre et l'argent du beurre.

Je parle d'Alan au passé. Non pas qu'il soit mort, mais plutôt grillé façon rumsteak sur le barbecue des réseaux sociaux : depuis le week-end dernier, ses vidéos se sont fait débunker, révélant une possible fraude. Gros drama en tête des tendances sur Twitter. Alan est un mytho et bidouillerait ses performances. Multiplication des articles et des threads sur le sujet, on n'est pas loin de se noyer dans un verre d'huile frelatée.


La grande bouffe

Ce qu'il y a d'intéressant dans ce (non) événement, c'est qu'il remet soudainement en lumière la tendance du mukbang, dont Alan est l'une des émanations. Le mukbang connait depuis quelques années un immense succès sur les Internets, nous provient de Corée du Sud et consiste très basiquement à absorber des énormes quantités de nourriture devant la caméra. Et ça marche.

Les gens aiment voir d'autre gens manger, allez savoir pourquoi, les voies de la psyché humaine sont impénétrables. Au programme donc, la fête des calories (parfois plus de 20 000) avec des performeur·ses mondialement reconnu·es comme Kate Yup, Hamzy, Jane ASMR ou Dona. Des performances également à risque puisque le youtuber Nikocado Avocado a eu des problèmes de santé, et le mukbanger italien Omar Palermo en est mort d'une crise cardiaque en 2021.

Voir ces personnes avaler des montagnes d'aliments a quelque chose d'hypnotique, d'obscène et de foncièrement pornographique. Mais le phénomène n'est pas nouveau et trouve un lien de parenté avec les "concours du plus gros mangeur", si populaires en Amérique du Nord. Pour preuve, on retrouve la trace d'un premier concours de tartes aux pommes en 1897 au Canada, et depuis 1916 a lieu chaque 4 juillet aux USA le Nathan's Hot Dog Eating Contest, qui comme son nom l'indique, est un concours où l'on s'envoie à profusion des hot-dogs. Au fil des décennies, la mayonnaise a tellement bien prise au pays de l'Oncle Sam que se gaver est même devenu paradoxalement un sport, avec la création de la Major League Eating en 1997, qui compte ses Maradona et ses Messi à l'image de Joey Chestnut ("châtaigne en anglais", un nom prédestiné ?), champion toute catégorie du nombre de hot dogs ingurgités (76 en 10 minutes). En France, américanisation des mœurs oblige, le phénomène commence à prendre une ampleur relative, avec ci et là des concours très "terroir" de raclette, de camembert ou de magret de canard.


Troubles digestifs

Tout cela pourrait prêter à rire et offre sûrement du boulot aux plombiers après les concours, au vu du grand nombre probable de canalisations de toilettes bouchées (on ne vous fait pas un dessin). Après tout, nous vivons dans des "démocraties", et chacun fait ce qu'il veut de son argent et de sa santé. Et pourtant, en allant un peu plus loin, on peut se demander de quoi ces concours de bouffe et les mukbangs sont les symptômes. La réponse semble assez évidente : de tout ce qui a foutu la merde sur cette planète depuis plus d'un siècle, c'est-à-dire les excès et les gaspillages d'une société bouffie par l'hyper consommation. Les philosophes grecs de l'Antiquité avaient même inventé un mot pour décrire ce penchant outrancier : "l'hybris", comme folie de la démesure et dépassement des limites du raisonnable. À l'hybris répond la némésis, un châtiment qui fait office de justice immanente. Pour faire simple, les humains saccagent la nature, elle les punit en faisant augmenter les températures et en rendant les conditions de vie insupportables.

Faire un lien entre les concours de bouffe et le réchauffement climatique peut paraître tordu. Mais non. Car ces concours sont la métaphore d'un monde dépassé. Et obscène, comme nous le disions plus haut. Je ne suis pas particulièrement un eco-warrior ou un tiers-mondiste forcené, mais 20 000 calories dévorées par un seul youtubeur pour faire le show pourraient nourrir aisément 14 personnes dans le besoin (un repas "normal" est de 700 calories, le calcul est vite fait). Le warning éthique est ici bien entendu enclenché, avec en sous-texte toutes les problématiques entre les inégalités pays riches/pays pauvres. Dans une société qui se rêve plus sobre énergétiquement, plus juste socialement, plus éveillée écologiquement, cette démesure de la bouffe a-t-elle encore sa place ? Faites-vous votre avis, j'ai déjà le mien. Quoi qu'il en soit, je souhaite bonne chance à Alan pour la suite, et pourquoi pas, une possible reconversion comme bénévole à la soupe populaire...