Le 14 octobre dernier, le président de la République Emmanuel Macron annonçait devant Anne-Sophie Lapix, Gilles Bouleau et 20 millions de téléspectateurs la mise en place d’un couvre-feu de 21 heures à 6 heures en Île-de-France et dans huit autres métropoles françaises. Au début du mois d’octobre, les bars étaient les premiers à trinquer en devant fermer leurs portes, une des nouvelles mesures prises pour enrayer la seconde vague de Covid-19 qui déferle sur la France. Celles et ceux qui enfreindront le non-respect des consignes écoperont d’une amende de 135 €. Au bout de trois récidives, les contrevenant.e.s s'exposent à une peine de 6 mois de prison et à une amende de 3750 €. Le 17 octobre dernier, l'État d’urgence sanitaire (créé spécialement pour faire face à la propagation du Covid-19 et imposé du 23 mars au 20 juillet) a été rétabli. Une décision qui donne le pouvoir au gouvernement pour une durée d’un mois d'adopter « toute une série de restrictions aux droits et libertés fondamentales (rassemblements, circulation, liberté d’entreprises, etc) sans contrôle du Parlement. Au-delà d’un mois, le Parlement doit donner son accord », détaille Vincent Delhomme, chargé d’étude pour le think tank Génération Libre, qui pilote l’Observatoire des Libertés Confinées. Cette plateforme en ligne fait un état des lieux de près des restrictions apportées aux libertés et droits fondamentaux pendant l’épidémie de Covid-19 en France, en se concentrant sur quatre aspects : l’État de droit/la démocratie, les libertés publiques, le droit du travail et les libertés économiques, au niveau national. « L’idée est que toutes ces mesures devaient être abolies en temps voulu et que toutes les libertés suspendues devaient nous être rendues. », poursuit Delhomme.
Les libertés collectives, garantes de l'État de droit
Les libertés collectives garantissent la place de chacun dans la société : la liberté de manifester, la liberté d'expression, le droit de grève et la liberté d'association sont autant de moyens d'exercer ce type de liberté, et se sont vues restreintes par les dernières mesures instaurées. Les restrictions décidées par le Gouvernement, et notamment par la mise en place de l'état d’urgence, doivent obéir au principe de proportionnalité : « il faut que cette mesure réponde vraiment à l’objectif poursuivi et n’aille pas au-delà du nécessaire, détaille Vincent Delhomme. Il appartient à l’État d’apporter la preuve qu’une mesure prise répond à un problème identifié, qu’il n’y a pas d’autres moyens moins restrictifs d’atteindre le même objectif et que cette mesure ne porte pas une atteinte trop forte aux libertés fondamentales. Par exemple pour que le couvre-feu soit considéré comme proportionné, il faut que l’État montre que l’instauration du couvre-feu va bien permettre d’améliorer la situation sanitaire, qu’il n’y a pas d’autre moyen moins restrictif permettant de limiter la circulation du virus de la même manière, et que l’atteinte aux libertés fondamentales n’est pas trop forte compte tenu du bénéfice attendu en matière de santé publique. »
Depuis le mois de mars, les Français se sont pliés aux règles du confinement, du port du masque, des règles de distanciation sociale, de la liberté d’aller et de venir. Désormais, les contradictions de la non-imposition du télétravail parallèlement à la restriction aux établissements recevant du public, sont pointées du doigt. Les bars et les restaurants peinent à maintenir la tête hors de l’eau, sans parler des boîtes de nuit. De l’autre côté, la jauge d’occupation des lits en réanimation grimpe dangereusement dans les hôpitaux. Le pays est en pause. L’avenir, même à court terme, incertain. « Qu’on se méprenne pas, j’suis à fond avec les soignants. Ils vont se prendre une deuxième vague dans le cornet, dont le gouvernement nous impute la responsabilité comme si on était des disciples de Nicolas Bedos », déclamait l’humoriste Waly Dia sur France Inter le 16 octobre. « On est en train de se faire gronder par des gens incapables de gérer correctement un stock de masques, et qui dans le même temps encouragent la population à réserver des billets pour les vacances de la Toussaint, notamment en outre-mer. Ils sont au courant qu’on n’a plus d’oseille, ou pas du tout ? (...) Parce que si vous comptez sur le service de réa’ du CHU de Pointe-à-Pitre pour survivre, (...) L’hôpital guadeloupéen est laissé à l’abandon par l’État depuis des années, niveau matos on est sur des trachéotomies avec des roulettes à pizza. ».
De son côté, le gouvernement a dû prendre des décisions dans un délai extraordinairement court et dans un contexte inédit : le fil rouge des mesures adoptées est, depuis le mois de mars, la réduction des contacts rapprochés entre les personnes. « Cela est passé par des restrictions aux déplacements/regroupements privés (qui reviennent maintenant) et par une modification du fonctionnement des pouvoirs publics (état d’urgence), notamment de la justice (là, les mesures attentatoires aux libertés publiques ont été levées). À côté de ça, le gouvernement a pris un certain nombre de mesures dérogatoires de soutien à l’activité économique, notamment en adaptant certains aspects du droit du travail. », résume Vincent Delhomme.
Métro, boulot, conso
Lors de son interview du 14 octobre, Emmanuel Macron a affiché l’objectif de « continuer à avoir une vie économique, à fonctionner, à travailler, à ce que les écoles, les lycées, les universités soient ouvertes et fonctionnent, à ce que nos concitoyens puissent travailler tout à fait normalement ». Ces motivations expliquent la non-mise en place du télétravail obligatoire, qui reste « vivement recommandé ». Jean-Luc Mélenchon twittait le jour-même : « 60 % des contaminations ont lieu au travail ou à l'école ou à l'université entre 8h et 19h. Mais Macron interdit les sorties au bar et au restau entre 20h et 6h. Bienvenue en Absurdie. » Pour l’heure, il est impossible de déterminer l’origine des contaminations, aussi bien dans le milieu professionnel que dans les ERP (établissements recevant du public) comme les bars ou les restaurants. C’est ce que montre un article des Décodeurs, datant du 15 octobre qui souligne que les clusters ne concernent « qu’une minorité des cas (de coronavirus) confirmés » et les chiffres de Santé Publique France.
Cluster ou non, l’usage économique du corps humain est plus que jamais prégnant. L’Homme est contraint de continuer à travailler, à consommer, à dépenser l’argent épargné. En mai dernier, à la sortie du confinement, l’ex-ministre du travail Muriel Pénicaud déclarait : « Je pense qu’il faut en tant que Français qu’on ose consommer, qu’on ose ressortir, maintenant qu’il y a les conditions sanitaires pour le faire et qu’on arrive mieux à vivre avec le virus ». Un cercle vicieux ? « Ce qui fait vivre, ce n’est pas que travailler. Ce qui donne du plaisir au travail c’est le plaisir de construire, et ce qu’on appelle la rétribution secondaire, le plaisir de voir les collègues, de fêter quelque chose, une rétribution sociale qui participe au plaisir d’être et de vivre. », décrypte Jean-Christophe Seznec, psychiatre et auteur de Débranchez votre mental, trucs et astuces pour ne plus ressasser et profiter de la vie, aux éditions Leduc.
Élus : Parle à mon compte-rendu, ma tête est malade
Le Conseil de défense le 23 septembre, pendant lequel le gouvernement actait la fermeture des restaurants et bars à Marseille pour une durée de deux semaines et la fermeture anticipée des bars à Paris a provoqué la colère des élus. « J'apprends avec étonnement et colère une décision pour laquelle la Mairie de Marseille n'a pas été consultée. Rien dans la situation sanitaire ne justifie cette annonce. Je n'accepte pas que les Marseillais soient victimes de décisions politiques que personne ne peut comprendre. », twittait Michèle Rubirola, maire de Marseille (EELV). Le lendemain, Anne Hidalgo, la maire de Paris en visite au Havre à l’occasion du LH Forum disait apporter tout son soutien par rapport aux mesures restrictives « qui ont été prises malheureusement sans aucune concertation car j'aurais dit mon désaccord sur ces mesures-là. ». D’un côté comme de l’autre, les populations et les élus se sentent mis au ban des décisions pour enrayer la propagation du Covid-19. « On le voit, cette crise renforce les travers de la pratique du pouvoir en France : une centralisation autour de la figure du Président, un Parlement mis de côté, des territoires souvent peu associés aux décisions, un manque de débat démocratique, déplore Vincent Delhomme. Si l’on veut mettre en place des mesures qui fassent l’objet d’un consensus, sur la durée, il faut qu’un vrai débat ait lieu et que le pays s’accorde sur les équilibres à trouver entre la santé, les libertés et l’activité économique. »
Dans ce même entretien du 14 octobre, le Président appelait à faire preuve de bon sens. Trois jours plus tôt, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, demandait de « vraiment faire preuve d'autodiscipline ». Dans une société où les décisions sont déjà prises, et les sanctions lourdes, quelle place est laissée pour l’autodiscipline et la responsabilité individuelle ? « L’État a misé dès le départ sur une approche très verticale, infantilisante et un recours accru aux contrôles et à la sanction, analyse Vincent Delhomme. Cela n’a sans doute pas favorisé l’appropriation des mesures et quand celles-ci ont été levées, tout le monde s’est remis à vivre de la même manière qu’avant, y compris sans respecter les gestes barrières et sans faire preuve de "bon sens" dans ses contacts sociaux. Résultat : 4 mois après, nous nous retrouvons de nouveau dans une phase de mesures autoritaires. La méthode doit changer. Les citoyens doivent comprendre que sans leur bonne volonté nous n'échapperons pas à des mesures strictes et qu’il faut changer durablement nos comportements pour vivre avec le virus. ». Du côté des Français, on ne peut pas dire que la confiance règne : un sondage IFOP du 14 octobre révélait que seulement 38 % de la population avait confiance en le gouvernement pour faire face efficacement au coronavirus.
Avenir incertain, manque de perspectives : la santé mentale en berne
Ces mesures restrictives s’accompagnent d’effets sur le moral des Français, qui vivent non seulement avec des mesures très restrictives, mais parfois infantilisantes aux yeux de certains. « On a besoin de donner du sens aux choses, d’avoir des perspectives : l’avenir est incertain, il y a une perte de contrôle, l’impossibilité de se projeter et l’incertitude du jour suivant. Pour l’instant le Covid ne tue en majorité que des personnes âgées, tout ça crée un stress chronique, une incapacité à se projeter et avoir des perspectives, ca vulnérabilise. », analyse Jean-Christophe Seznec. Il y a quelques mois, pendant le confinement, le psychiatre constatait une explosion des demandes de consultation, particulièrement liée à l’anxiété. Aujourd’hui, « j’ai peur qu’on bascule dans la dépression », déplore Jean-Christophe Seznec. Il conseille de voir du monde, tout en gardant les distances sociales, de se mettre en mouvement, de maintenir une activité physique à l’extérieur et chez soi. « La méditation et la pleine conscience s’avèrent très utiles dans ce contexte, pour sortir de cette position de lutte contre un ennemi qu’on ne voit pas. » Il souligne également l’importance de préserver la capacité émotionnelle à ressentir. « Il faut pouvoir compenser la balance émotionnelle avec le lien social, les émotions de joie, tout ce qu’on fait sur le corps. C’est bien de faire des actions pour diminuer le risque infectieux, mais il ne faut pas qu’on confronte la population à un autre risque moral. Les Français ont un moral deux fois moins important que la moyenne européenne. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui pour soigner cela ? »
Cette deuxième vague est marquée par l’hostilité des Français, des couacs du gouvernement et des décisions verticales reçues par une population qui commence à être excédée d’être infantilisée. Avec la crise sanitaire, la démocratie semble ainsi s’éloigner de l’un de ses principes fondateurs, les libertés publiques, avec sous le bras, la confiance des Français.